C’est peut-être dans le grand chêne des Espillières, là où je passais mes vacances d’enfant, que sont nées les deux passions qui ont jalonné ma vie. Calé sur une branche à quelques mètres du sol, mètres qui me semblaient alors bien grands, un roman de Frison-Roche ou de Jules Verne à la main je passais des après-midi à lire, bercé par le chant des oiseaux. C’est aussi dans ces campagnes jouxtant Aubagne que par tradition familiale j’ai fait mes premiers pas de chasseur -ou plutôt de braconnier, car il ne m’est jamais venu à l’idée de passer le moindre permis. Je n’en suis pas fier mais je ne renie pas cette partie de ma vie. C’est à cette époque que j’ai appris à connaître les oiseaux, à deviner les chemins cachés sous les herbes folles par le contact de mes pieds sur le sol, à sentir l’ odeur de la pluie, le bruissement des feuilles où s’est cachée une fauvette,  tous ces signes que je ne saurais décrire exactement et qui disent qu’une vie est là, toute proche. Je le sais bien, si on n’a pas connu ça on ne peut pas comprendre qu’on puisse aimer la nature et cependant la détruire. Et pourtant, c’est dans ces moments que mon amour pour la nature a mûri. En ce temps là je tuais les petits oiseaux ou posais des pièges. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’il puisse y avoir quelque chose de paradoxal dans cette activité. 

Un jour le grand-père m’a fait comprendre qu’il y a des règles qu’on ne peut pas outrepasser. Ce soir d’hiver il m’a dit : « Demain on ne chasse pas ».  Et pourquoi ? « Parce qu’il a neigé. On ne chasse pas sous la neige, les animaux sont vulnérables, et c’est pas équitable » Il me semble maintenant, plusieurs décennies plus tard, que ce jour là quelque chose a été semé pour germer au plus profond de  moi. Et un matin de printemps les choses me sont apparues sous un jour nouveau.

Nous étions en avril quand le soleil fait miroiter les jeunes pousses dans un souffle d’air encore frais. Un oiseau inhabituel passait plusieurs fois par jour devant les maisons. Mais qu’il est beau cet oiseau !  Une vraie merveille ! Alors un vieux a sorti le 16, pressé la détente, et a ramassé en souriant cette huppe qui revenait de ses quartiers d’hiver Il l’a mise au congélateur pour la montrer  fièrement aux visiteurs de passage. J’avais dix sept ans, et j’ai compris, même si c’était encore confus, qu’il y avait là quelque chose qui ne tournait pas rond. Est-ce qu’un  oiseau peut être aussi beau mort que vivant ?  Faut-il posséder pour être heureux ?  Je ne sais plus si cela a été délibéré mais je n’ai plus jamais utilisé carabine ou fusil. C’est peut-être à partir de là que j’ai préféré fixer un instant fugace sur une pellicule  plutôt qu’en garder une trace déformée dans un congélateur.

Suite à un accident en compétition je ne pouvais plus faire de judo.  Je me suis alors tourné vers la montagne, les livres dévorés dans mon arbre  et les mots de mon papa  – qui, m’a-t-on dit, aurait voulu être alpiniste – ne sont certainement pas étrangers à ce choix. C’est  à cette époque qu’avec un Kodak 6×9 à soufflet j’ai appris les rudiments de la photo. Percevoir la lumière pour régler intuitivement diaphragme et vitesse sans utiliser de cellule. Et c’est ainsi que j’ai fait mes premières images,  je m’en souviens encore, le ruisseau du Fauge à Gémenos et de jeunes marmottes dans le Val d’Escreins.
Et puis je me suis jeté à corps perdu dans l’escalade. Les Calanques étant à portée de main j’y allais dès que je pouvais, je m’y sentais chez moi; aujourd’hui encore ce n’est pas sans émotion que je vais y grimper. Très vite  je suis passé premier de cordée dans les voies difficiles et le monde de la montagne s’ouvrit à moi. C’est dans l’Oisans que je suis devenu alpiniste, avant de parcourir d’autres massifs, plus prestigieux mais certainement moins attachants.  Dès mes débuts  j’emmenais un reflex (argentique bien sûr) dans mes ascensions. Mises à part les espèces que je chassais auparavant je ne connaissais pas encore grand-chose aux oiseaux, mais je les regardais et les écoutais toujours avec bonheur. Les années passaient, la montagne et l’escalade restaient mes obsessions.

Bien qu’ayant acheté le guide Peterson et fait deux ans de service civil comme objecteur de conscience dans le Luberon mes activités naturalistes étaient en sourdine.  Mais le temps avançant, et mes objectifs alpins étant moindres après avoir fait des courses dont tout alpiniste peut rêver, j’ai  retrouvé les oiseaux, presque par accident.
 J’aime rêver en regardant les étoiles, alors je me suis acheté un télescope et mis à  faire des photos du ciel avec un petit Apn de 2 MPx. Puis m’est venue l’idée,  tant qu’à faire, d’utiliser le télescope sur les oiseaux, et ça a marché. J’ai alors investi dans un reflex numérique et ne me suis plus arrêté d’arpenter collines et montagnes, plaines et forêts, mer, lacs et rivières à la recherche de cette photo idéale qui n’existe pas. Le monde des naturalistes étant assez petit le hasard et la chance ont fait que parmi mes photos certaines ont été remarquées et publiées, ce qui a pu être une motivation pour poursuivre et étendre mon activité; je n’en suis cependant pas sûr du tout, mon intention étant de partager ma vision de la nature, pas de chercher une reconnaissance futile. Montrer la beauté et la fragilité du monde qui nous entoure voilà ma motivation.

Côté technique photographique mon côté un peu rebelle m’a poussé à ne pas faire comme les autres et je suis resté fidèle à mes grands principes: éviter la course au matériel, privilégier l’émotion à la technique pure, et ne pas trop écouter ce qu’on raconte sans avoir fait ma propre expérience. C’est ainsi que j’utilise depuis bientôt quinze ans le même boitier .
Lorsque je ne fais pas de la  photo au hasard de mes pas, sauf exception, je ne fais que des « affûts à découvert », persuadé que le principal (comme en escalade d’ailleurs) est d’être en harmonie avec la nature. En termes de plaisir ou d’efficacité, être accepté par les animaux, se laisser approcher par eux au lieu de chercher à les approcher est le plus gratifiant.

J’ai écrit ces quelques lignes avec mes mots, et le reste avec la lumière, en espérant que cela vous donne envie de faire quelques pas avec moi. Bonne balade parmi mes images  !  

 

Huppe fasciée